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Article publié, aujourd’hui, dans le journal “le Monde”, intitulé Questions sur la laïcité :

Si l’Europe vit en paix religieuse depuis les horreurs de la seconde guerre mondiale, elle est néanmoins aujourd’hui traversée par un vaste courant islamophobe.

C’était après les attentats du 11septembre 2001. L’Europe tentait de se doter d’une Constitution. L’eurodéputé Alain Lamassoure nous avait surpris en proposant que la Convention, présidée par Valéry Giscard d’Estaing, commence ses travaux par une «déclaration de paix au monde». Curieuse idée pour cette Europe fondée sur la paix, la liberté et les valeurs humanistes, qui venait fièrement d’adopter sa charte des droits fondamentaux. Le chrétien-démocrate Lamassoure avait raison: l’Europe n’était pas uniquement aux yeux du monde une Vénus éprise de paix. Elle était aussi responsable de l’esclavage, de la colonisation, de deux guerres mondiales et de la Shoah.

Ce dimanche 11janvier 2015, Paris était la capitale mondiale de la liberté, contre la barbarie. La Marseillaise chantée mardi à l’Assemblée: poignante. Nos valeurs de tolérance et de laïcité ont vocation universelle, mais n’empêchent pas une petite introspection.

Tri religieux laissons d’abord l’islam de côté. Les Européens ont peiné à accepter l’altérité religieuse. La carte des religions était encore, au milieu du XXesiècle, extraordinairement homogène, avec des catholiques au sud, des protestants au nord, des orthodoxes à l’est.
Deux grandes exceptions: la mixité en Allemagne et dans les Balkans. La cohabitation entre catholiques et protestants en terre germanique à partir de la Réforme luthérienne n’a pu s’engager timidement que sous le principe du tri religieux acté par la paix d’Augsbourg (1555), le Cujus regio, ejus religio («Tel prince, telle religion»). Et il a fallu la guerre de Trente Ans (1618-1648), qui fit perdre à l’Allemagne la moitié de sa population, pour que l’on cesse enfin de s’entretuer pour la religion.
Cohabitation interchrétienne ne signifie point mixité: seul l’afflux de réfugiés fuyant Staline a définitivement conduit catholiques et protestants allemands à vivre ensemble à partir de 1945.

L’Europe du XXIe siècle se retrouve ainsi traversée par un courant islamophobe multiforme, sur fond de difficultés sociales. Rien de tel en France, Louis XIV ayant décidé de révoquer en1685 l’édit de Nantes. Il priva de leur liberté de culte les protestants, qui émigrèrent. La France resta essentiellement catholique. En1830 encore, la Belgique fut fondée par une union entre catholiques et libéraux, qui se sépara des Pays-Bas néerlandophones et essentiellement protestants.
Sans cesse, les juifs furent persécutés. Expulsés d’Espagne en 1492 ou ghettoïsés aux marges de l’Empire russe. Ailleurs, leur lente sécularisation ne permit pas leur acceptation. Ce n’est qu’après l’affaire Dreyfus en France, après la Shoah dans toute l’Europe, qu’ils furent enfin considérés.

Ainsi, l’Europe occidentale ne vit en paix religieuse intérieure que depuis les horreurs de la seconde guerre mondiale. Et encore, c’est oublier les guerres consécutives à l’éclatement de la Yougoslavie. Aujourd’hui, l’altérité religieuse est incarnée par les musulmans. Cette chronique n’a pas pour objet d’analyser les causes d’un djihadisme qui salit le Prophète, mais d’explorer le rapport de l’Europe à l’islam. Sa mémoire collective est guerrière, depuis Charles Martel jusqu’au siège de Vienne en1783, en passant par les croisades et la Reconquista. Tout n’est que «choc des civilisations». Or voilà que nos civilisations se mélangent depuis un demi-siècle. On s’en est aperçu tardivement, les musulmans ayant été longtemps considérés comme des immigrés issus des colonies pour la France, ou des travailleurs temporaires, tels les Gastarbeiter turcs en Allemagne.

Leur installation durable, leur accession à la nationalité et leur souhait d’exercer leur religion perturbent profondément les sociétés. Depuis 1905, le modèle français de laïcité organise le partage de la sphère publique et religieuse. Mais il est surtout fait pour le citoyen français et le croyant catholique, qui souvent se confondent. Ce modèle s’est déréglé avec l’irruption de l’islam.

L’Europe du XXIe siècle se retrouve ainsi traversée par un courant islamophobe multiforme, sur fond de difficultés sociales. La réaction la plus tragiquement délirante fut celle d’Anders Breivik, loup solitaire d’extrême droite, qui assassina, en2011, soixante-dix-sept Norvégiens, au nom de la défense de la chrétienté.
Assimilation. Les Pays-Bas sont le pays le plus massivement perturbé par l’islamophobie, phénomène amplifié par l’assassinat de deux de ses porte-voix, le leader populiste Pim Fortuyn, en2002, et le cinéaste Theo Van Gogh, en2004.
Et voilà que le mouvement atteint l’Allemagne, avec Pegida, rassemblement des «patriotes européens contre l’islamisation de l’Occident». Ils défilent à Dresde, dans l’est de l’Allemagne, chaque lundi plus nombreux. Le sociologue allemand Andreas Zick voit dans ce mouvement «la vieille idée d’une communauté de valeurs homogènes, dans laquelle l’islam n’a pas le droit de jouer un rôle. Ou seulement un rôle secondaire dans le cas où les musulmans prouvent qu’ils se sont adaptés». On retrouve là le concept de l’assimilation, qui réclame du nouvel arrivant qu’il cantonne ses racines à la sphère privée et se fonde dans sa communauté d’accueil. Oui aux nouveaux venus, à condition qu’ils ne perturbent pas l’ordre établi. Ainsi, pour avoir rebaptisé à l’intention des enfants non chrétiens le défilé de la Saint-Martin en «fête des Lumières», un prêtre de Rhénanie a reçu des menaces de mort et 3000 lettres de protestation.

Pourtant, les Français vont devoir accepter que l’islam soit devenu la deuxième religion de France, confiait récemment un ministre socialiste. Les Européens aussi. Faisons un premier geste: six grandes fêtes religieuses catholiques sont fériées. Ajoutons-y les deux grandes fêtes juive et musulmane, Yom Kippour et l’Aïd-el-Kebir, ainsi que le 9mai, jour de la déclaration Schuman qui lança l’Europe, troqués contre une semaine de RTT. Il ne s’agit pas d’un renoncement. Ce serait montrer que la laïcité n’est pas faite seulement pour les chrétiens et les athées. Ce serait la renforcer. (Arnaud Leparmentier)