PARIS-BERLIN : MONOLOGUES DE MUETS »

S’il est une vérité incontournable en Europe, c’est que le moteur de la politique européenne est le biréacteur franco-allemand. Le marché commun, la politique agricole commune, la suppression des frontières intérieures, l’euro, la charte sociale, la charte des droits fondamentaux, la démocratisation des institutions, le traité de Lisbonne, le traité de discipline budgétaire : autant d’avancées initiées par une proposition conjointe franco-allemande.
Cette entente féconde reposait sur deux non-dits : le relatif équilibre de puissance entre les deux pays ; l’existence d’une volonté commune d’agir pour l’Europe des deux côtés du Rhin. Ces deux conditions n’existent plus. L’industrie française ne pèse plus que la moitié de l’industrie allemande, et la France s’enfonce dans les déficits au moment où l’Allemagne a retrouvé l’équilibre budgétaire après dix ans d’efforts ; et François Hollande est incapable d’expliquer à son propre gouvernement, à sa majorité politique, au peuple français, et donc à nos partenaires quelle est aujourd’hui la politique nationale et européenne de la France. Si bien que, quand les dirigeants se rencontrent, les images sont celles d’un cinéma muet.
Alors, partout, les opinions s’inquiètent. La croissance est anémique dans toute la zone euro : que fait l’Europe ? Les vagues de réfugiés accostent, parfois tragiquement, les côtes italiennes ou grecques : que fait l’Europe ? Le sang coule en Ukraine entre démocrates et russophiles : que fait l’Europe ? Justement, François Hollande et Angela Merkel se rencontraient cette semaine avec leurs gouvernements au grand complet. De quoi ont-ils parlé ? D’autre chose. Et l’Europe piétine, et l’Europe déçoit.
Un autre non-dit de la relation franco-allemande est que l’on ose se parler des sujets qui fâchent. C’est-à-dire que, de chaque côté, on se pose la question de confiance, sans laquelle rien n’est possible.
Du gouvernement socialiste français, l’Allemagne de la grande coalition, parfaitement unie sur la politique économique et sociale, attend une réponse claire : la France est-elle prête à honorer ses engagements et à faire les efforts de bonne gestion qu’elle a refusés jusqu’à présent pour jouer son rôle de deuxième puissance de l’Union, indispensable à la réussite de la zone euro ? Ici, Paris n’est plus attendu aux mots, mais aux actes.
Mais la France a aussi des questions de confiance à poser à l’Allemagne. Car, à la faveur de l’interminable crise de la dette et de l’affaiblissement politique de la France, l’Allemagne d’Angela Merkel a pris des positions unilatérales contradictoires avec l’intérêt général européen.
Sur l’énergie, la décision allemande d’arrêter soudainement 7 centrales nucléaires et toutes les autres à brève échéance a mis à bas le peu de politique énergétique communautaire. Elle a ridiculisé les engagements de réduction des émissions de gaz à effet de serre, l’énergie manquante étant remplacée par du charbon américain et de la lignite locale, le plus « sale » des combustibles. Au lieu d’évoquer des projets fumeux d’Airbus de la transition énergétique, Berlin (et Paris) sont-ils prêts à une politique énergétique coordonnée, qui donne la priorité à la compétitivité industrielle, en respectant les engagements environnementaux et en préservant l’indépendance politique à l’égard des fournisseurs extérieurs, en commençant par Gazprom ?
Sur la politique étrangère et la défense, l’heure de vérité a sonné. De l’Iran au Mali, de la Syrie à la RCA, de l’Egypte à la Tunisie et à la Libye, sans oublier le conflit israélo-palestinien, la preuve a été surabondamment administrée : si l’Europe n’est pas unie, elle est hors jeu. L’Allemagne ne peut plus se laver les mains des responsabilités internationales que lui donnent sa puissance économique et son influence en Europe. De la même manière, à un moment où tous les pays européens sabrent dans leurs crédits militaires pour sortir des déficits, la seule manière de sauvegarder la sécurité du continent avec moins d’argent est de se partager les tâches. Sur le plan industriel, comme sur le plan opérationnel. Jamais Paris n’a posé la question à Berlin dans ces termes au niveau approprié : celui du sommet.
Enfin, la Russie. Il est grotesque que, plus de vingt ans après la disparition de l’URSS, les pays européens ne se soient jamais mis d’accord sur une attitude commune envers Moscou : faut-il continuer de considérer la Russie comme un adversaire potentiel persistant, ou comme un pays dont la vocation est de devenir un partenaire naturel dans le monde du XXIe siècle ? Le néo-nationalisme russe s’est nourri de cette indécision occidentale. Les tragédies géorgienne et ukrainienne, entre autres, auraient pu être évitées si Européens et Américains s’étaient accordés sur la bonne réponse. Encore faut-il avoir le courage politique d’en parler.
Alain LAMASSOURE, le 20 février 2014