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Gouvernance européenne : sortir du despotisme éclairé

La crise financière et ses réincarnations successives ont vu les leaders nationaux prendre les commandes de l’avion européen. Rien d’étonnant à cela, ni de scandaleux : l’origine de l’incendie (des « départs de feu » nationaux) y poussait, le traité de Lisbonne le permettait et l’urgence commandait. C’était la condition nécessaire de tout succès. Que le Conseil européen en soit félicité !

Mais maintenant, ça suffit !

Quand la guerre était finie, la République romaine remerciait le dictateur à qui elle n’avait accordé qu’un mandat temporaire, et elle revenait à ses procédures de droit commun. Cette sagesse antique serait d’autant plus nécessaire dans un système qui se veut et se doit d’être démocratiquement exemplaire. Or, les membres du Conseil européen ont beau avoir – chacun chez soi – une pleine légitimité démocratique, la prolongation d’un mode de gouvernance européenne de temps de crise aboutirait à faire conduire l’Union par une sorte de despotisme éclairé collectif. Le mot paraît fort ? Voilà des décisions prises :

- A huis clos : les réunions du Conseil européen ne sont pas publiques. Il n’en est pas dressé de verbatim. Sans débat public, il n’est pas de contrôle possible, par les médias et par l’opinion.

- Et finalement sans compte à rendre, de la part des décideurs, de ces décisions-la. Plus exactement – et la situation n’en est que plus perverse – chacun n’a de compte à rendre que chez lui, sur la manière dont il a défendu les intérêts de son seul pays. Un tel expliquera qu’il a réussi à réduire la contribution nationale à l’effort commun, tel autre se créditera d’avoir majoré l’aide de l’Union en sa faveur, un troisième se fera gloire d’avoir obtenu une exception à la règle que s’imposent les autres, etc. Mais ni le Conseil collectivement, ni son Président, n’ont de comptes politiques à rendre aux 500 millions d’Européens sur la manière dont ont été défendus les intérêts communs de la famille européenne – qui sont tout autre chose que les intérêts additionnés et contradictoires de chacun de ses membres. Le Président du Conseil européen se livre à un exercice de compte rendu et d’échanges devant le Parlement européen après chacune des réunions qu’il préside, mais ce rite courtois ne comporte aucune forme de sanction politique.

Ce confinement du débat et cet accaparement jaloux des décisions au niveau du Sommet ne constituent pas un mode de gouvernance durable. L’une des raisons, encore méconnue et pourtant majeure, de la persistance paralysante des doutes sur les dettes souveraines en Europe est précisément l’absence de débat public à quoi les dirigeants se sont condamnés. Or, face à des problèmes radicalement nouveaux, non seulement le débat est inévitable, mais il est nécessaire ! Recours exclusif au FMI ou participation de l’Europe ? L’Europe, en l’espèce, est-ce l’Union, ou l’association des seuls pays de la zone euro, ou une autre institution ? Peut-on lancer des emprunts collectifs, ou mutualisés, selon quelles modalités et dans quel but ? De quel type de conditions l’aide doit-elle être assortie ? Faut-il écarter toute perspective de restructuration de dette et, si non, peut-on l’annoncer à l’avance ? Autant de questions qu’il faut poser se poser au niveau politique. Et pourtant, autant de questions qui ne peuvent pas l’être publiquement entre le Président français, la Chancelière allemande, le président de l’Eurogroupe et celui de la Banque centrale : à leur niveau cela apparaîtrait au mieux comme une indécision, au pire comme une opposition interne au souverain collectif européen. L’effet sur les marchés financiers serait équivalent à celui qu’entraînerait l’expression publique d’hésitations personnelles du Président des Etats-Unis sur le niveau du dollar ou le sauvetage de banques en difficultés. En revanche, s’il y a des lieux où ce genre de débat, même passionné, est plus facilement déminé, ce sont les parlements. Dans les parlements, on parle. On se contredit tout le temps sur tout. Cela ne veut pas dire qu’on y parle pour ne rien dire. Bien au contraire : chaque fin de semaine, les élus retournent prendre le pouls de leurs électeurs. Petit-à-petit l’information se répand, les arguments s’affinent, l’opinion se forme. Et les décideurs peuvent alors agir, forts de l’éclairage venu d’ailleurs, au lieu de se contenter de leurs seules lanternes restées sourdes.  

C’est pourquoi il est inconcevable que la nouvelle procédure de gouvernance économique, décidée par le Conseil européen pendant la crise, laisse délibérément de côté les parlements nationaux – aussi bien que le parlement européen. Comment imaginer que les citoyens de 27 pays démocratiques accepteront que les orientations budgétaires majeures de leur pays respectif soient décidées, chaque année, à huis clos à Bruxelles sans le moindre débat public ? Ou bien cette procédure, annoncée comme nouvelle, retombera dans l’exercice théorique et inopérant des Ecofin de papa ; ou bien elle suscitera une formidable révolte des élus et des opinions publiques nationales contre la « technocratie » bruxelloise. La technocratie en question n’étant plus, en l’espèce, la Commission européenne mais le système intergouvernemental devenu boulimique, opaque et, au sens politique, irresponsable. Une hydre à 27 têtes pour les europhobes, un gentil Shiva à 27 paires de bras pour les europhiles mais, dans tous les cas, un monstre.

La leçon de cette aventure est que la sortie de crise est à inventer aussi du point de vue de la gouvernance politique de l’Union. Un équilibre est à trouver entre la coordination des politiques nationales, clef de la réussite de l’union monétaire, et la conduite des politiques proprement européennes. Tout en branchant les unes sur les autres. Equilibre entre le Conseil européen et les organes communautaires – Commission et Parlement. Trop de Conseil, c’est le risque de voir la politique européenne réduite au « plus petit gêneur communautaire » des grands Etats. Trop de communautaire serait l’évaporation du débat européen dans une stratosphère éloignée des réalités nationales concrètes. Le traité de Lisbonne est assez souple pour permettre de trouver les solutions de procédure. Une novation majeure décidément nécessaire est l’association des parlements nationaux, auprès du parlement européen, à tous les stades des grands débats. Pas de bonne économie sans bonne politique, pas de bonne politique sans une forte dose de démocratie.

Alain LAMASSOURE, le 2 février 2011.

Article à paraître dans la revue des Conseillers du Commerce extérieur, « CCE International ».