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Le vrai début du XXIe siècle

Les siècles politiques ne correspondent pas tout-à-fait au calendrier officiel. Il est habituel de faire commencer le XIXe au Congrès de Vienne qui, en 1815, a redessiné l’Europe après la fin de l’aventure napoléonienne. Les coups de canon d’août 1914 ont ouvert les boucheries qui marqueront à jamais le XXe. Dans l’euphorie de la fin miraculeuse de la guerre froide, on a été tenté de clore celui-ci en 1991, puis, sous le choc des images révoltantes du 11 septembre 2001, de voir dans la destruction des orgueilleuses twin towers la fin d’un monde.  Peu après, la crise financière planétaire déclenchée par la faillite de Lehman Brothers, en septembre 2008, est apparue l’accoucheuse d’un temps nouveau.

Aujourd’hui, on mesure mieux que ces événements ont soldé, en quelque sorte, le siècle précédent et jeté les bases du nouveau, qui était encore à naître : effondrement général du système communiste, paix armée mais durable entre les grandes puissances, permettant une mondialisation intense des échanges, émergence spectaculaire de nouveaux acteurs sortis du sous-développement, redistribution des pouvoirs et de l’influence planétaires au détriment de l’Occident, et notamment de l’Europe, mécontentement croissant des peuples laissés pour compte de cette nouvelle croissance, dont l’extrémisme religieux de type islamique n’est qu’une expression aussi désespérée qu’archaïque. C’est dans ce nouveau cadre que la jeunesse du monde, la jeunesse du XXIe siècle, enfin, réclame toute sa place. Et commence à prendre le pouvoir.

Une fois que sera connue la fin du scénario, les historiens de demain démontreront savamment comment la trombe de la liberté ne pouvait pas ne pas prendre naissance en Tunisie et s’étendre ensuite à tout le monde arabe. Pour ces peuples, pour le monde entier, et tout spécialement pour l’Europe, c’est une formidable bonne nouvelle ! A l’âge d’internet et de la mondialisation, nul régime despotique n’est plus à l’abri de la mort subite. En particulier, depuis la décolonisation, le monde arabe a vécu dans un sentiment d’humiliation permanente, nationale et collective : échec du panarabisme flamboyant de Nasser, désastres militaires répétés face à Israël, incapacité des pays pétroliers à transformer l’or noir en atout de développement, tensions récurrentes entre pays « frères », archaïsme persistant de la plupart des régimes politiques, résurgence de formes de fanatisme religieux que l’on croyait disparues depuis l’âge des Lumières. Une véritable malédiction semblait frapper, non point l’ensemble du monde musulman, mais les 330 millions d’Arabes qui, malgré la manne pétrolière, ne produisent aujourd’hui pas plus que les 45 millions d’Espagnols ! Humiliation d’autant plus grande que le bouc émissaire naturel du colonialisme a perdu toute crédibilité soixante ans après l’indépendance égyptienne dans une population dont les deux tiers ont moins de 25 ans.

Eh bien, l’humiliation, c’est fini ! Sans complot politique, sans effusion de sang, spontanément, à mains nues, le peuple tunisien a pris le pouvoir. Ben Ali meurt de chagrin dans une clinique d’exil. Moubarak est en fuite, Kadhafi n’a plus de recours autre que ses mercenaires étrangers, le roi du Bahreïn a abandonné la rue aux manifestants, des dirigeants affolés essaient de gagner du temps à Sanaa, à Djibouti, comme à Amman. Partout, les armées nationales, issues du peuple, se joignent aux manifestants. Ces révolutions spontanées ne se réclament d’aucune idéologie autre que la liberté. Elles ne sont ni marxistes, ni tiers-mondistes, ni nationalistes. Ni, surtout, fondamentalistes : il est frappant que, nulle part, les « barbus » n’ont été à l’origine de ces mouvements, ni n’ont pu les récupérer.  Bien au contraire, ce sont les dirigeants iraniens et leurs émules du Hamas dans la bande de Gaza qui redoutent le plus la contagion de la liberté – tout comme celle-ci inquiète à Pékin. Pour la première fois, la jeunesse arabe se rend compte qu’elle peut prendre son destin en main et inventer un modèle politique qui tourne le dos à la dictature militaire autant qu’au vieux marxisme de papa et au fascisme vert. Un modèle qui s’appelle, tout simplement, la démocratie.

Certes, nous ne sommes qu’au tout début. Le processus sera plus long et, probablement, plus douloureux que la disparition des régimes communistes d’Europe de l’Est. Il y aura des échecs, des retours de bâton, des faux-semblants. Même sur la défensive, les fous d’Allah peuvent tirer parti d’une situation instable ici ou là. Des résurgences nationalistes peuvent mettre en danger le processus de paix israélo-palestinien, comme l’avenir de l’Irak ou du Liban. Nul ne peut prédire ce qui émergerait d’un simoun libéral dans les sables de l’Arabie aujourd’hui saoudite. Mais désormais, tous les Arabes ont à la fois un espoir concret et une source d’immense fierté : aujourd’hui, ce sont eux qui ont repris le flambeau de 1789, et qui ont la capacité de le transmettre à d’autres peuples, trop longtemps oubliés de la liberté.

Pour les jeunes d’origine arabe qui vivent parmi nous, quel soulagement ! Leurs deux cultures, européenne et maghrébine, peuvent désormais se réconcilier. Elles ne sont plus contradictoires. L’échec apparent de l’une ne peut plus être imputé à l’autre, et il est en train de trouver un remède. Ce remède ne consiste pas à se réfugier dans une interprétation littérale et sectaire de la religion des ancêtres, mais à inventer, avec nous tous, le modèle de liberté et de développement du XXIe siècle. Ce siècle qui commence aujourd’hui.

Alain LAMASSOURE, le 27 février 2011