« L’Union européenne et le syndrome du chacun pour soi », article publié dans « Le Figaro » le 2 décembre 2015

Avec le défi du terrorisme se vérifie ce qu’on peut appeler le théorème européen des trois crises : sur les sujets majeurs, en l’absence de crise, les dirigeants européens décident d’abord de reporter la décision ; à la première crise, ils décident qu’il faut décider ; la vraie décision attend au moins la deuxième crise ; mais les moyens de l’appliquer ne sont mis en oeuvre qu’à partir de la troisième. Au mieux. Nous l’avons vu pour la crise financière et pour la crise grecque. C’est le tempo qui a rythmé la réponse européenne à l’agression russe en Ukraine. C’est ce à quoi l’on assiste depuis le début de la crise migratoire : après cinq sommets successifs, la décision de répartir 160 000 réfugiés n’est toujours pas appliquée.

Ce scénario se reproduit aujourd’hui face au terrorisme. Onze ans après l’attentat de Madrid, un coordonnateur de la lutte antiterroriste a bien été nommé, mais il n’a ni personnel ni budget. Le remarquable fichier SIS II n’est alimenté et consulté qu’avec une extrême parcimonie par les services nationaux. Le patron d’Europol estime n’être informé que de 40 % des suspects recensés par ses membres. Quant à Eurojust, son homologue judiciaire, depuis le début de 2015, le nombre de cas de terroristes qui lui ont été soumis par les États membres n’a pas dépassé la quinzaine ! Ce constat contient deux enseignements.
Le premier, c’est que l’ampleur des problèmes créés par de tels défis, internes ou externes, disqualifie de fait toute réponse purement nationale. Partout, le « chacun pour soi » est le premier réflexe. Pourtant, à chaque fois, l’efficacité condamne à une coopération sans faille de toute la famille européenne. Face à de tels dangers, le bon sens populaire fait échec à l’euroscepticisme militant. En même temps, la répétition de ces ratés démontre qu’en son état actuel, si l’Union européenne sait légiférer, elle reste fondamentalement inapte à prévenir et, plus encore, à gérer des situations de crise de grande ampleur. C’est une péniche bien armée pour la navigation fluviale, mais dont l’équipage a le mal de mer dans les quarantièmes rugissants.
Sur l’origine de cette impuissance, ne nous trompons pas de diagnostic ! Dans tous ces cas, quand on dit « l’Union européenne », la passerelle de commandement est tenue par le Conseil européen, c’est-à-dire les chefs d’État et de gouvernement des États membres. Ce n’est donc pas d’abord à Bruxelles qu’il faut chercher la faille, mais bel et bien dans les capitales nationales.

Chaque dirigeant national étant responsable devant ses seuls électeurs nationaux, on comprend trop bien la tentation de « l’égoïsme sacré ». La Grèce coule ? Pourquoi les fourmis laborieuses viendraient-elles à l’aide des cigales paresseuses ? La Russie annexe la Crimée et menace l’Ukraine ? Les Polonais et les Baltes s’inquiètent, mais les Européens de l’Ouest regardent ailleurs. Des masses humaines bravent les pires épreuves pour gagner l’Europe du Nord ? C’est aux pays du Sud, par où elles affluent, de s’en débrouiller. Les foyers terroristes s’allument dans le Sahel et au Moyen-Orient, d’où ils attisent des braises mortelles chez nous ? Tous compatissent sincèrement, mais, face à l’ennemi, les troupes françaises se sentent encore bien seules. On touche ici du doigt la faiblesse fondamentale de l’Union : même quand elle a la compétence juridique de décider, pour l’application elle doit s’en remettre à la bonne volonté des administrations nationales. Reparaissent alors les réflexes égoïstes ou, tout simplement, le chauvinisme propre à chaque bureaucratie. Le souverainisme a bon dos, qui n’est alors que l’image flatteuse de l’esprit de boutique.

Décidément, nous avons besoin d’une Europe politique. Organisons-la, organisons-nous, pour faire de la politique ensemble !