« Réinventer l’Europe », ma tribune dans l’Opinion

Retrouvez ma tribune publiée dans l’Opinion du 4 janvier 2016.

Réinventer l’Europe

Ce début du XXIe siècle n’a pas été avare en événements planétaires imprévus : terrorisme, tsunami financier, récession économique, printemps arabe, éruption de la Chine, explosion de l’économie numérique, réchauffement climatique, expansionnisme russe, exodes migratoires… Que nous enseignent-ils sur l’Europe et ses Etats membres ?

Face à de tels événements, le niveau de l’Etat n’est plus pertinent. Le « chacun pour soi » est pourtant le premier réflexe, celui des gouvernements à la remorque d’une opinion publique affolée. Mais l’expérience a été édifiante. Les réactions nationales à l’immigration de masse ont varié du contradictoire au ridicule et à l’odieux, avec un point commun : l’impuissance. Après les massacres terroristes, la France a découvert qu’elle aurait eu besoin du concours de tous ses partenaires pour empêcher un Français de Saint-Denis d’aller tuer des Français dans le 3e arrondissement de Paris. Le Big Data est mondial dans son essence : allons-nous le maîtriser à travers 28 lois nationales, comme nous y invite le Royaume-Uni, fier de l’instauration de sa « Google tax » ? Alors qu’au Parlement de Strasbourg, même les députés FN ont voté en faveur de l’harmonisation européenne de l’imposition des multinationales ! Contre-exemple : unie, l’Europe a montré la voie au reste du monde contre le réchauffement climatique.

Une solution européenne finit toujours par être trouvée, mais trop peu, trop tard, et après avoir essayé toutes les autres. Il n’a pas fallu moins de 24 Sommets pour venir à bout de la crise des dettes souveraines. Onze ans après sa création, le Coordonnateur européen de la lutte contre le terrorisme n’a, ni collaborateurs, ni budget. Prise il y a quatre mois, la décision de relocalisation des réfugiés syriens n’a encore été appliquée, ni par les Etats qui ont voté contre, ni par ceux qui l’ont approuvée.

Comment s’explique cette malgouvernance européenne ? Trois facteurs sont ici à l’œuvre.

Le premier, c’est le gouffre abyssal creusé entre les objectifs ambitieux, voire grandiloquents, assignés à l’Union par les Conseils européens successifs, et le niveau dérisoire du budget communautaire. Décidé à l’unanimité des seuls dirigeants nationaux, ce budget est scotché depuis quinze ans à 1% du PIB des Etats membres. On rêve d’une politique mondiale financée par des pourboires !

Le second, faut-il y voir la malédiction du mythe ? L’Europe souffre d’avoir été enlevée, enchaînée et confisquée. Par ces mêmes grands chefs nationaux, ces 28 dieux olympiens qui prétendent parler en son nom, alors que chacun se contente de prêcher pour sa paroisse. Mario Monti l’exprime joliment : « L’Europe a été bâtie par des chefs d’Etat et de gouvernement qui venaient à Bruxelles pour apporter, chacun, sa pierre. Aujourd’hui, chacun y vient pour y prendre une pierre à ramener chez lui. » Avant de faire de « Bruxelles » le bouc émissaire de ses propres échecs, avec la complicité complaisante de ses médias nationaux.

Les mêmes qui confisquent l’Europe pour leur intérêt électoral sont déresponsabilisés sur son avenir. Combien de chômeurs supplémentaires leur faudra-t-il pour comprendre que le vrai mal qui ronge nos économies n’est plus la sous-compétitivité, ni la fragilité bancaire, mais l’anémie chronique de la croissance ? Combien faudra-t-il de nouveaux attentats terroristes, combien de pays voisins la Russie devra-t-elle envahir avant que nos partenaires réalisent que la sécurité de notre Europe, magnifiquement pacifiée et dangereusement pacifiste, ne dépend plus que du tempérament, hélas moins angélique, de ses voisins de l’est et du sud ? Combien de jeunes de talent devront-ils quitter l’Europe et de jeunes affamés y chercher refuge pour que nous refusions que le Vieux Continent ne soit plus qu’un continent de vieux ?

Enfin, comment s’étonner si le « vivre ensemble » du village européen aux 28 demeures est compromis quand une bonne vingtaine d’entre elles s’interrogent sur leur propre unité familiale ? Il y a des pays, très nombreux, et parmi les plus prospères, que l’incapacité d’intégrer des populations étrangères plonge dans une profonde angoisse identitaire. Il y a ceux – parfois les mêmes – dont l’existence est mise en cause de l’intérieur, par les nationalistes régionaux. Alors réapparaissent les discours de haine. La haine de l’Autre. Des partis extrémistes participent aux majorités parlementaires dans une demi-douzaine de pays européens. Ailleurs, ils donnent le ton et fournissent les thèmes du débat national. Une puanteur des années 30 recommence à flotter sur tout le continent.

Réinventer l’Europe, c’est lui redonner une légitimité, un projet, un esprit, et enfin une méthode.

Une légitimité nouvelle : l’avenir. La paix, la réconciliation, les mânes des grands ancêtres, c’est sublime. Mais c’était hier. La légitimité d’une Europe politique, aujourd’hui, ce n’est plus le passé européen, c’est l’avenir du monde. Le rôle que nous y jouerons. Les défis et les chances de ce siècle prodigieux et dangereux qui s’invente en Californie, en Chine, ailleurs. Sans nous.

D’où le projet nouveau : ne plus subir notre destin, le reprendre en main. Jusqu’à présent, le projet de l’Europe était sa propre construction. Ce n’est plus d’un traité fondateur dont nous avons besoin, mais d’un plan d’action. Pour défendre ensemble notre sécurité, nos valeurs, nos intérêts, nos identités différentes, et pour promouvoir notre propre vision du monde, face aux grands acteurs du moment. Cela passe par un carré d’as de quatre politiques jumelles : économie/budget, population/immigration, relations extérieures/défense, sciences et technologies contemporaines.

Un esprit nouveau : s’approprier l’Europe ! Non, l’Europe, ce n’est pas « eux ». C’est nous. Nous tous, les 500 millions d’Européens. Toutes les décisions de « Bruxelles » sont prises, non par une bureaucratie anonyme, mais par un accord entre nos gouvernements démocratiquement élus et le Parlement européen que nous élisons directement.

Et tout particulièrement, nous, les Français. Depuis le premier jour, l’Europe politique est une idée française – c’est bien ce que les Anglais ne lui ont jamais pardonné. Toutes les grandes étapes de la construction sont nées d’une initiative française, en partenariat avec les Allemands. Toutes nos grandes familles politiques y ont contribué, gaullistes compris. Plus extraordinaire encore : depuis le traité de Rome, jamais la France n’a perdu un vote autour de la table européenne ! Oui, vous avez bien lu : pas un seul ! Mais voilà une bien triste énigme : alors que la France aurait toutes les raisons d’être fière de son rôle d’architecte premier, l’Europe est un enfant dont elle ne reconnaît plus la paternité. Eh bien, osons être fiers de cette Europe qui a tant d’ADN tricolore !

Une méthode nouvelle : la communauté des volontés politiques. Réunie dans une « coopération renforcée » prévue par le traité. Peu importe que l’on ne soit que dix ou douze au départ. Mais tous doivent accepter d’emblée le principe de toutes les politiques du carré d’as. La géométrie variable est certes plus attractive, qui permet à chacun de participer seulement à ce qui lui plaît : mais on y perd en clarté, en efficacité, en solidarité et en contrôle démocratique. Et, de l’euro à Schengen, voilà vingt ans que l’Union se délite lentement dans ces alliances molles d’égoïsmes nationaux. Comme nous sommes au XXIe siècle, la question de confiance ne doit pas être posée aux seuls dirigeants, mais à tous les citoyens, à travers les mille possibilités d’internet, et à leurs représentants élus : par exemple à travers une Conférence Europe 21 (le numéro du siècle), composée, comme l’était la Convention européenne, de représentants des gouvernements, des peuples et des institutions européennes. Clin d’œil : ce groupe d’avant-garde, situé au cœur de l’Union, pourrait reprendre le beau nom de Communauté européenne.

Une loi mystérieuse et non écrite de la construction européenne reste valable : l’Airbus politique européen ne marche qu’avec les deux moteurs français et allemand lancés à fond. Heureux hasard du calendrier, d’ici l’automne 2017, l’hypothèque anglaise sera levée et de nouvelles équipes seront en place à Paris et Berlin. Le moment sera propice pour lancer le projet européen du XXIe siècle. Pour que l’image de l’Europe de 2030 exorcise les fantômes des années 30.

 

Alain Lamassoure