Editoriaux d’Alain Lamassoure

 

Du bon usage de la monnaie

On avait prévu un délai de deux mois: il aura suffi de deux semaines pour que les euros remplacent les francs dans tous les porte-monnaie. Les sondages nous disent que 9 Français sur 10 sont safisfaits de l’opération. C’est fait, vite et bien: pour la première fois dans l’histoire, douze pays ont fusionné leur monnaie nationale. Un événement historique qui comporte quelques leçons.

D’abord, le vrai courage politique est récompensé. A cette occasion, un juste hommage a été rendu aux visionnaires qui avaient mis sur les rails la première ébauche du système monétaire européen: Valéry GISCARD d’ESTAING et Helmut SCHMIDT. Moins reconnu en France est le véritable héroïsme politique dont a fait preuve Helmut KOHL au lendemain de la réunification allemande: alors que le Mark était le symbole de la réussite de l’Allemagne d’après-guerre, que la force de la monnaie nationale rassurait un peuple obsédé par les deux inflations vertigineuses qui l’avaient ruiné après 1919 et après 1945, alors que le tout-puissant gouverneur de la Bundesbank qualifiait officiellement le projet d’union monétaire « d’absurdité manifeste », et que 80% des Allemands y étaient opposés, KOHL a voulu la création de la monnaie européenne pour achever d’ancrer l’Allemagne réunifiée dans une Europe ainsi définitivement unie. Il y a perdu le pouvoir, mais l’union est faite.

Mais le plus étonnant est que ce courage a été contagieux dans toute l’Europe. Fusionner des monnaies, c’est mettre en commun ses avoirs mais aussi ses dettes: or, en 1991, tous les pays européens étaient en fort déficit, et aucun ne voulait payer les dettes des autres. Il fallait donc rétablir les équilibres avant la fusion. Dans tous les pays, une politique fatalement impopulaire – de hausse des impôts et de baisses des subventions de l’Etat – a été engagée; dans tous les pays (à la seule exception du Luxembourg), l’équipe au pouvoir a été balayée aux élections suivantes, et dans tous les pays l’opposition arrivée aux affaires a poursuivi cette politique impopulaire mais nécessaire. Si bien que, neuf ans plus tard, à la date prévue et dans les conditions fixées, douze Etats sont au rendez-vous de l’euro. Le courage a payé.

Second enseignement: les citoyens sont plus européens que ne le croient beaucoup de dirigeants. Que de fois, depuis 1991, n’a-t-on entendu le discours « Si ça ne tenait qu’à moi, ce serait fait, mais il faut ménager les opinions publiques… » Désormais, on ne pourra plus s’abriter derrière le soi-disant euroscepticisme des citoyens. Voilà des années que les sondages « eurobaromètres » montrent que les Européens veulent plus d’Europe sur les grands sujets, et moins de tracasseries bruxelloises sur les sujets locaux; et qu’ils ne sont pas satisfaits de la manière dont l’Europe fonctionne aujourd’hui.

Enfin, au moment où l’Europe célébrait la réussite de sa toute jeune monnaie, l’Argentine s’enfonçait dans le chaos à cause de la mauvaise gestion de la sienne. Une épreuve qui nous donne une troisième leçon: la monnaie est étroitement liée à la politique. L’Argentine avait cru bon d’aligner sa monnaie sur le dollar, à raison d’un peso = un dollar, et de tenir ce cours contre vents et marées. Seulement, voilà: l’Argentine commerce plus avec le Brésil voisin qu’avec les lointains Etats-Unis, et elle n’a aucun moyen d’influence sur les autorités monétaires américaines: à la première crise, ce système artificiel s’est effondré. Tandis que, faisant entre eux l’essentiel de leur commerce extérieur et participant à égalité au sein de la Banque centrale européenne, les douze pays de l’euro ont traversé sans drame économique les soubresauts de l’après-11 septembre.

Il faudra s’en souvenir. Car, une fois l’euro installé, nos douze pays devront coordonner leurs politiques économiques encore plus étroitement qu’ils ne l’ont fait dans la période de préparation. Nous voilà dans le même bateau. Mais nous n’avons pas encore décidé de lui donner un capitaine. Il y a urgence.

Alain Lamassoure, le 17 février 2002

Sixty million malcontents

At the beginning of the Third Republic, a humorist said: ‘France has thirty million subjects, plus the subjects of discontent’. For those who lived through May 1968, seeing the police demonstrating in the streets while Daniel Cohn-Bendit and Alain Krivine sit coolly in the European Parliament is a scenario as unlikely as the attacks on the World Trade Center. Albeit different, the political consequences are no less serious.

In the short term, what this shows is the failure of a policy which, alone in the developed world, continues to give priority, in terms of employment policy, to systematic increases in the number of civil servants and to public subsidies for private recruitment – even when the state of the national budget means that it can be financed only by borrowing! The tax-rich periods of 1998-2000 were not used to improve the conditions of the police or prison warders, but to increase the number of civil servants, even where there were enough of them, to recruit young people under youth contracts and to help firms to finance the 35-hour week. As soon as the economic situation changed, and tax revenue was less easy to come by, our leaders discovered to their horror that you cannot have your cake and eat it. It would be better to have well-trained and well-paid public employees, in greater numbers where they are really needed, than to increase the numbers of minor civil servants on the cheap and across the board. This is one of the major failures of the Jospin government.

In the longer term, the pathological inability of French society to manage its collective choices other than by social psychodrama is worrying. It had already become standard practice for us to be only democratic country in which every morning’s news bulletins included an ‘industrial forecast’ with a list of the day’s strikes. Then, little by little, strikes were superseded by demos, especially after the end of 1995. Two years ago, spurred on by the failure to take any action whatsoever against farmers, employees in dispute and anti-globalisation protesters lacking media coverage took matters a stage further by sabotaging the tools of their own or of others’ trades. And now the forces of law and order are themselves refusing to toe the line, parading in the streets and making everyone’s day by refusing to book offenders. A spectacle normally reserved for developing countries. Or under-developed countries …

It is high time that the French stopped deceiving themselves.

No, there is no ‘buried treasure’ which would enable the state, with one wave of a magic wand, to play Father Christmas to all groups of workers.

No, there are no ‘acquired rights’ which hold good even when the economy is not working.

No, strikes, violence and unlawful action do not make it possible to secure the future of firms or professions in any lasting way. Even in France.

No, the French cannot hope to be more successful than everyone else by retiring five years earlier and by working, every year, five weeks less than they do.

No, there is nothing to be gained by constantly deferring radical solutions to unavoidable problems such as sickness insurance and pensions. Doing so will make reforms even more painful.

Other countries have managed this process through negotiation and democratic choices. Are we cursed always to be more short-sighted and less courageous than they are?

Alain Lamassoure, 11 December 2001

Soixante millions de mécontents

Au début de la IIIème République, un humoriste disait: « la France compte trente millions de sujets, plus les sujets de mécontentements ». Pour ceux qui ont vécu mai 68, voir policiers et gendarmes manifester dans les rues pendant que Daniel Cohn-Bendit et Alain Krivine siègent tranquillement au Parlement européen, est un scénario aussi invraisemblable que l’attentat contre le World Trade Center. Et, pour être différentes, les conséquences politiques n’en sont pas moins graves.

A court terme, c’est le constat de faillite d’une politique qui, seule dans tout le monde développé, continue de privilégier, comme politique de l’emploi, l’augmentation systématique du nombre des fonctionnaires ou la subvention publique aux embauches privées – même quand l’état du budget national ne permet pas de financer autrement que par l’emprunt ! Les périodes de vaches grasses fiscales de 1998-2000 ont servi, non à améliorer la condition des policiers, des gendarmes ou des surveillants de prison, mais à accroître le nombre des fonctionnaires, même là où ils étaient en nombre suffisant, à recruter des emplois jeunes, à aider les entreprises à financer les 35 heures. Dès que la situation économique se retourne, et que les impôts rentrent moins bien, nos gouvernants découvrent avec stupéfaction qu’on ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre. Mieux vaudrait des agents publics bien équipés et bien payés, au nombre renforcé là où l’on en a vraiment besoin, plutôt que de multiplier partout des sous-fonctionnaires au rabais. C’est un des grands échecs du gouvernement Jospin.

A plus long terme, il est préoccupant de constater l’incapacité pathologique de la société française à gérer ses choix collectifs autrement que dans le psychodrame social. Nous avions déjà pris l’habitude d’être le seul pays démocratique où les informations matinales quotidiennes comprennent une rubrique « météo sociale », avec la liste des grèves du jour. Puis, peu à peu, les manifs ont succédé aux grèves, notamment depuis la fin 1995. Il y a deux ans, encouragés par l’impunité systématique des paysans, salariés en conflit et anti-mondialistes en état de manque médiatique ont franchi un cran supplémentaire en recourant au sabotage de leur propre outil de travail, ou de celui des autres. Et voilà maintenant que les forces de l’ordre elles-mêmes refusent d’obéir, défilent dans les rues, et se lancent dans des « opérations sourire » en faisant la grève du procès-verbal. Un spectacle habituellement réservé aux pays en voie de développement. Ou de sous-développement…

Il est grand temps que les Français cessent de se mentir à eux-mêmes.

Non, il n’y a pas de « trésor caché », qui permettrait à l’Etat, d’un coup de baguette magique, de jouer au Père Noël envers toutes les catégories sociales.

Non, il n’y a pas de « droits acquis » qui tiennent si l’économie ne tourne plus.

Non la grève, la violence, l’illégalité ne permettent pas d’assurer durablement l’avenir d’une entreprise ou d’une profession. Même en France.

Non, les Français ne peuvent pas espérer réussir mieux que les autres en partant à la retraite cinq ans plus tôt et en travaillant, chaque année, cinq semaines de moins qu’eux.
Non, on ne gagne rien à différer sans cesse le traitement au fond des problèmes inéluctables, comme celui de l’assurance maladie ou des retraites. Au contraire, les réformes n’en seront que plus douloureuses.

Les autres pays y sont parvenus par la négociation et le vote démocratique. Quelle malédiction nous condamnerait donc à être systématiquement plus myopes et moins courageux qu’eux ?

Alain Lamassoure, le 11 décembre 2001

Farce or Europe

What purpose does Europe’s political union serve? For years, in all the polls, the French and the other citizens of Europe have been saying en masse that we need to join our voices and combine our forces so that together we can defend our land and our common values in a dangerous world. Anyone still in doubt had only to ponder the scale of the shocking tragedy of 11 September and the terrorist threats of the beginning of this century. This is why the European leaders met on 14 September to work out a joint response to this unprecedented challenge.

Alas! On the morning of 15 September, everyone was back home, back to their normal routine and their national media, so eager to hear the local leader’s views on these world-shattering events. Britain’s Blair, Germany’s Schröder, Italy’s Berlusconi, Spain’s Aznar, the Belgian Prime Minister and, of course, the Chirac-Jospin double act, criss-crossed the world, lavished advice, rubbed shoulders in Washington, pushed each other out of the way to get to the Pakistani Prime Minister, the former king Zaher Shah and Yasser Arafat, caused uproar at the UN, were delighted to let slip the promise of national military participation, as courageous as it was secret … No more than gestures. Everyone for himself. The height of absurdity was reached on the November evening when Tony Blair organised a three-way dinner with his French and German counterparts to talk about Afghanistan, and their Italian, Spanish, Belgian and Dutch colleagues literally had to gatecrash.

Worse is to come, however. If only this revealing experience could provide a lesson in how better to prepare for the future. Unfortunately, ‘everyone for himself’ continues to be the rule for the arms policy on which our ability to cope with future conflicts rests. France hopes to dazzle the world with its brand new nuclear-powered aircraft carrier. Everyone knows that a single aircraft carrier is of limited use because of its long periods of maintenance, but a second is to be ordered. For ten years’ time. The Italians and Spanish have only one each, but they are afloat. The British make do with more modest aircraft carriers but, envious of our Charles-de-Gaulle, they are about to order two even larger aircraft carriers. For fifteen years’ time.

For what types of crisis, against what threats, in which theatres of operation, with what political aim does each of our countries maintain these immense, costly and extremely vulnerable leviathans? Shush! Official secret? No, secret prestige. At the same time, Italy and Germany are questioning whether they should continue to take part in the major joint arms programme, the Airbus 400M transport plane. You cannot have both the star performer of the last war and the up-and-coming arms of the next.

Powerless, yesterday, in Yugoslavia, ignored in the Near East, nowhere to be found in Africa, no more than a ghostly presence in Afghanistan, the former major European powers now know that they have only one way of avoiding derision and ridicule: building a diplomatic and military Europe, just as we have built our monetary Europe. Now.

Alain Lamassoure, 8 November 2001

We are all Americans now !

Yes, after the monstrous attacks on New York and Washington, we are all Americans on this side of the Atlantic as well. A spontaneous reaction to the unbearable images. Can we take this a step further, however, and draw some lasting lessons from this tragedy?

Because we are all Americans now, perhaps it is time, particularly for us French, to try to stop making our friends from over the Atlantic into scapegoats, fall guys and caricatures on whom our mistakes and frustrations can be blamed? Just like the old Marxists, weeping over the historical collapse of their successive ‘models’, like all those for whom anti-Americanism acts as a diplomatic compass, via the thousands of jean-clad Asterixes crowding into the latest remake of Planet of the Apes, a Coke in one hand and a bag of popcorn in the other, after applauding an attack on a McDonalds in the name of the ‘cultural exception’. How many of our journalists – and not always the worst – have successively described all the elected Presidents of the United States as gullible fools or cynical playboys? How many of our political leaders – including the most important – have portrayed the American system as a model of liberalism gone mad, indifferent to poverty, cruel to the weak, while making no effort at all to find out about the major work of the federal states or the results of the Clinton reforms, or the extraordinary commitment of charity organisations, or the melting pot which is starting to welcome as many immigrants as during the busiest years of the Ellis Island centre – when New York symbolised the dream of freedom of all the world’s outcasts. Today, again, unemployed Latinos, Indian engineers and the scientific elites of all the other continents are being irresistibly attracted by the American dream. We can rightly oppose an intrusive hegemony; as individuals, we are entitled not to go along with a model of society which differs in practice from our own; but let’s stop being unfair to an admirable people.

Especially as we have embarked upon the same century, face the same threats, the same hostility and the same hate. The attacks of 11 September are no ‘ordinary’ terrorism. Dozens of men preparing coldly and methodically, for months, to massacre the innocent and to lose their own lives is a new and disturbing development; especially as their senseless and shameful act is viewed sympathetically in various parts of the world; that is what should be of utmost concern to us. Lulled by the hum of diplomatic conferences and by our infinite capacity for moral complacency, we have failed to see the rising tide of resentment towards the West – including Europe, as we are all someone’s Americans. Half a century after decolonisation, it is easy for many of the ensuing non-democratic regimes to continue to make us scapegoats for their own corruption.

If the success of the Asian ‘tigers’ and the emerging countries of Latin America has weakened the notion of the economic Third World, there is still a political Third World to which equal rights are being refused in the new international order. This problem goes far beyond the powder keg of the Middle East alone. While we feel it is our duty to interfere in Africa, Iraq or Kosovo, we take no action against Russian power in Chechnya or against the Chinese authorities in Tibet. When setting up the International Criminal Court, the West ensured that its own military leaders would not be answerable to it. At the recent conference against racism in Durban, European unwillingness to comment on slavery eclipsed, as far as opinion was concerned, the useful final compromise. In Seattle and Genoa, people from affluent countries turned up to oppose, in the name of anti-globalisation, negotiations which gave the poor countries a first real chance to put forward their views. Like our calls for a universal ban on GM crops to preserve the purity of our fields, which take no account of their major advantages in the tropical countries.

Lastly and in particular: those of us with the words ‘justice’ and ‘control of globalisation’ on our lips, how can we continue to support an organisation whose sole criterion for participation in the management of the world, the circle of the permanent members of the UN Security Council, continues to be membership of the victors’ camp from … 1945? Thereby eliminating the whole of Africa, Latin America and South-East Asia? Five out of five of whose members are former enslaving and/or colonial powers, with no decolonised country; four of whose members are Christian countries, with no Muslim country. No place yet for the largest democracy in the world, India, and its ‘insignificant’ billion people, or Brazil, with three times as many people as France, or Pakistan with as many people as Russia, or Nigeria, which is twice the size of the United Kingdom. We should nevertheless be aware that equal dignity underpins the thirst for justice everywhere. We are supporting an unworthy international order.

Americans, Europeans, as well as Asians and Africans, we are all brothers in mankind. The 21st century world will never be completely free from fanatics – whether fanatics of God, the Devil, or possibly even worse, of Reason. We have the power to make them less dangerous. More so than the Americans, the Europeans have the historical merit of having invented a model of peace on their continent. It is now their duty to play their part in inventing a world model based on people’s equal dignity. It would be highly symbolic if this were to happen in New York, a few blocks away from the smoking ruins, on the banks of the East River: at the headquarters of a certain United Nations.

Alain Lamassoure, 16 September 2001

Nous sommes tous des américains !

Oui, après les monstrueux attentats qui ont frappé New York et Washington, nous sommes tous des Américains, ici aussi, de ce côté de l’Atlantique. Réaction spontanée devant les images insoutenables. Mais si nous approfondissions l’analyse, pour tirer de ce drame quelques enseignements durables ?

Parce que « nous sommes tous des Américains », peut-être serait-il temps, particulièrement pour nous Français, d’essayer de ne plus faire de nos amis d’outre-Atlantique le bouc émissaire, le repoussoir, la caricature qui excuse nos échecs et trompe nos frustrations ? Ce que font les anciens marxistes, inconsolables de l’effondrement historique de leurs « modèles » successifs, comme tous ceux pour qui l’anti-américanisme tient lieu de boussole diplomatique, en passant par les milliers d’Astérix en jeans qui se pressent devant le dernier remake de la Planète des Singes, un Coca dans une main et un cornet de popcorns dans l’autre, après avoir applaudi le saccage d’un Mac Do au nom de « l’exception culturelle ». Combien de nos journalistes – et pas toujours les plus mauvais – ont décrit successivement tous les Présidents élus des Etats-Unis comme des naïfs ignorants ou des play-boys cyniques ? Combien de nos dirigeants politiques – y compris les plus importants – ont présenté le système américain comme un modèle « d’ultra-libéralisme », indifférent à la misère, cruel pour les faibles, sans chercher à connaître, ni l’effort considérable des Etats fédérés, ni les résultats des réformes CLINTON, ni l’extraordinaire dévouement des organisations caritatives, ni le melting pot qui recommence à accueillir autant d’immigrés que pendant les années les plus actives du centre d’Ellis Island – quand New York symbolisait l’espoir de liberté pour tous les réprouvés de la terre. Aujourd’hui encore, c’est le rêve américain qui attire irrésistiblement les chômeurs latinos, les ingénieurs indiens, et les élites scientifiques des quatre autres continents. On peut, à bon droit, lutter contre une hégémonie pesante; on peut refuser, pour soi-même, un modèle de société qui, en effet, est différent du nôtre; mais cessons d’être injustes envers un peuple admirable.

D’autant plus que nous sommes embarqués dans le même siècle, et confrontés aux mêmes dangers, à la même hostilité et aux mêmes haines. Les attentats du 11 septembre ne relèvent pas du terrorisme « ordinaire ». Que l’on trouve des dizaines d’hommes se préparant froidement et méthodiquement, pendant des mois, à massacrer des innocents et à perdre à coup sûr leur propre vie constitue une nouveauté bien troublante; et surtout que leur acte insensé et ignoble suscite de la sympathie dans plusieurs parties du monde, voilà qui doit nous inquiéter au plus haut point. Bercés par le ron-ron des conférences diplomatiques et par notre capacité infinie d’autosatisfaction morale, nous n’avons pas vu monter l’immense ressentiment des peuples contre l’Occident – y compris l’Europe, car nous sommes tous les Américains … de quelqu’un. Un demi-siècle après la décolonisation, beaucoup de régimes non démocratiques qui en sont issus ont beau jeu de continuer à nous faire porter le chapeau de leurs propres turpitudes.

Car si la réussite des « tigres » d’Asie et des pays émergents d’Amérique latine a atténué la notion de Tiers Monde économique, il y a toujours un Tiers Monde politique auquel nous refusons l’égalité des droits dans le nouvel ordre international. Et ce problème dépasse largement la seule poudrière du Moyen-Orient. Ainsi, le devoir d’ingérence est appliqué par nous en Afrique, en Irak, au Kosovo – en aucun cas contre la puissance russe en Tchétchénie ou contre les autorités chinoises au Tibet. En créant le Tribunal Pénal International, les Occidentaux ont veillé à ce que leurs propres responsables militaires puissent en être exonérés. Lors de la récente conférence de Durban sur l’antiracisme, la mesquinerie des Européens à s’exprimer sur l’esclavage a éclipsé, pour l’opinion, l’intéressant compromis final. A Seattle et à Gênes, des contestataires issus des pays nantis sont venus s’opposer, au nom de l’anti-mondialisation, à une négociation qui, pour la première fois, donnait vraiment la parole aux pays pauvres. Tout comme nous prétendons interdire universellement la culture des OGM pour préserver la pureté végétale de nos champs, sans prendre garde à leurs avantages substantiels dans les pays tropicaux.

Enfin et surtout : nous qui n’avons à la bouche que les mots de « justice » et de « maîtrise de la mondialisation », comment continuons-nous de soutenir une organisation, où le seul critère de participation au directoire mondial, le cercle des membres permanents du Conseil de Sécurité de l’ONU, demeure la participation au camp des vainqueurs de … 1945 ? Ecartant ainsi la totalité de l’Afrique, de l’Amérique latine et de l’Asie du Sud-Est ! Retenant, sur cinq membres, cinq anciennes puissances esclavagistes ou (et) coloniales, et aucun pays décolonisé; quatre pays chrétiens et aucun pays musulman. N’y figurent encore, ni la plus grande démocratie du globe, l’Inde, et son « petit » milliard de citoyens ; ni le Brésil, peuplé comme trois fois la France ; ni le Pakistan, aussi peuplé que la Russie ; ni le Nigeria, qui pèse deux fois comme la Grande-Bretagne… Nous devrions pourtant savoir que, partout, la soif de justice passe d’abord par une égale dignité. Or nous soutenons un ordre international indigne.

Américains, Européens, mais aussi Asiatiques et Africains, nous sommes tous des frères humains solidaires. Le monde du XXIème siècle ne sera jamais complètement à l’abri des fous – qu’ils soient fous de Dieu, fous du Diable ou, peut-être pire encore, fous de la raison. Mais nous avons le pouvoir de le rendre moins dangereux. Mieux encore que les Américains, les Européens ont eu le mérite historique d’inventer un modèle de paix sur leur propre continent. Ils ont maintenant le devoir d’apporter leur pierre à l’invention d’un modèle mondial fondé sur l’égale dignité des peuples. Ce serait un beau symbole si cela avait lieu à New York, à quelques blocs des décombres fumantes, sur les bords de l’East River: au siège d’une certaine Organisation des Nations-Unies.

Alain Lamassoure, le 16 septembre 2001.

Le ridicule ou l’Europe

Pour quoi faire l’union politique de l’Europe ? Voilà des années que, dans tous les sondages, les Français et les autres citoyens européens répondent massivement qu’il faut désormais unir nos voix et nos forces pour défendre ensemble notre sol et nos valeurs communes dans un monde dangereux. Ceux qui en doutaient encore ont pu méditer la portée de la stupéfiante tragédie du 11 septembre et des menaces terroristes de ce début de siècle. Et c’est pourquoi, dès le 14 septembre, les dirigeants européens se sont réunis pour apporter une réponse commune à ce défi inédit.
Hélas ! dès le matin du 15, voilà chacun retourné à ses foyers, à sa cuisine ordinaire, à ses médias nationaux, si aisément fascinés par les commentaires du dirigeant local sur ces événements planétaires. Le Britannique BLAIR, l’Allemand SCHRÖDER, l’Italien BERLUSCONI, l’Espagnol AZNAR, le Premier Ministre belge et, naturellement, le tandem CHIRAC-JOSPIN sillonnent le monde, prodiguent les conseils, se bousculent à Washington, s’arrachent le Président pakistanais, l’ex-roi ZAHER SHAH ou Yasser ARAFAT, bousculent l’ONU, se laissent arracher avec délices l’aveu d’une participation militaire nationale aussi valeureuse que secrète, bref gesticulent. Chacun pour soi. Le comble du ridicule a été atteint ce soir de novembre où, pour parler d’Afghanistan, Tony BLAIR a voulu organiser un dîner à trois avec ses collègues français et allemand et où leurs homologues italien, espagnol, belge et hollandais ont littéralement forcé la porte…
Et pourtant, il y a pire. Si au moins cette expérience révélatrice pouvait servir de leçon pour mieux préparer l’avenir. Malheureusement, le « chacun pour soi » reste la règle pour la politique d’armements, dont dépend notre capacité à aborder les prochains conflits. La France espère éblouir le monde avec son porte-avions nucléaire tout neuf. Chacun sait qu’un seul porte-avions n’offre que des possibilités limités à cause des longues périodes d’entretien, mais l’on va en commander un second. Pour dans dix ans. Les Italiens et les Espagnols n’en ont qu’un chacun, mais ils flottent. Les Anglais se contentent de porte-aéronefs plus modestes, mais, jaloux de notre Charles-de-Gaulle, ils sont à la veille de passer commande de deux porte-avions plus grands que celui-ci. Pour dans quinze ans…
Pour quels types de crises, contre quelles menaces, sur quels théâtres d’opérations, avec quel objectif politique chacun de nos pays entretient-il ces plate-formes immenses, dispendieuses et extrêmement vulnérables ? Chut ! Secret-défense ? Non, secret-prestige. Dans le même temps, l’Italie et l’Allemagne remettent en cause leur participation au grand programme d’armement commun, l’avion de transport Airbus 400M… On ne peut pas à la fois s’offrir le clou de la panoplie de la guerre précédente et les armes de l’actuelle.
Impuissantes, hier, en Yougoslavie, ignorées au Proche-Orient, disparues d’Afrique, fantômatiques en Afghanistan, les anciennes grandes puissances européennes savent désormais qu’elles n’ont qu’un moyen d’échapper au dérisoire et au ridicule : faire l’Europe diplomatique et militaire, comme nous avons fait l’Europe monétaire. Maintenant.

Alain Lamassoure, le 8 novembre 2001.

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