Interview publiée dans L’Opinion du 7 septembre 2016.

La décision de la Commission sur Apple a été largement commentée. Qu’en pensez-vous ?

Cette décision n’a pas été prise subitement, de manière isolée. C’est une étape importante dans le cadre d’une stratégie conduite à la fois par les institutions européennes et par l’OCDE pour maintenir une pression maximale sur les gouvernements et les multinationales et les obliger à changer de comportement. Il y a eu une volonté politique, clairement affirmée, de saisir l’occasion inespérée des révélations scandaleuses de LuxLeaks pour remettre sur le tapis un sujet sur lequel on avait travaillé il y a vingt ans, lors de la mise en place de l’euro, mais qui avait ensuite disparu des priorités, à savoir la lutte contre l’évasion fiscale des multinationales. Le Parlement européen a créé une commission sur les rescrits fiscaux puis décidé d’élargir son enquête à tous les autres pays de l’UE, ainsi qu’à un certain nombre de paradis fiscaux. Sous l’autorité de Pierre Moscovici, la Commission a présenté et fait adopter plusieurs propositions législatives, et prépare pour les prochaines semaines un projet de directive pour harmoniser la définition du bénéfice imposable à l’intérieur des vingt-huit. Cet effort est appuyé par la commissaire à la Concurrence Margrethe Vestager, qui a lancé une demi-douzaine d’enquêtes. On a ainsi mis en place une mécanique irrésistible, grâce à l’intérêt des opinions publiques et des parlements nationaux, ivres de rage de voir leur matière fiscale volée par les pays voisins. De plus, comme les administrations fiscales vont être obligées de s’informer mutuellement, les procédés du type de ce qui est condamné dans l’affaire Apple vont devenir impossibles.

N’y a-t-il pas un danger à politiser ces dossiers ?

Non, car il est nécessaire de modifier les textes, les lois, les conventions fiscales internationales. En même temps, la Commission, qui a enquêté pendant 18 mois sur l’affaire Apple, a vraiment approfondi juridiquement le dossier et peut parfaitement faire valoir que cette non-imposition à hauteur de 13 milliards d’euros a été un formidable avantage donné à Apple face à ses deux grands concurrents mondiaux que sont le coréen Samsung et le chinois Huawei. Apple ne peut pas dire le contraire. J’ai auditionné à Bruxelles ses représentants, et j’avais lu auparavant les auditions de Tim Cook devant le Sénat américain, justifiant le privilège fiscal qu’il avait réussi à obtenir en Irlande. Mais ce qui va paraître très bizarre, c’est que, alors qu’il y a des dizaines de multinationales qui font la même chose, Apple soit la seule à payer car la Commission n’a pas les armées de contrôleurs nécessaires pour engager des poursuites vis-à-vis de tout le monde. D’où l’importance des propositions législatives faites au niveau de l’UE et de l’OCDE.

Ces dossiers peuvent-ils améliorer l’image de l’Europe auprès des opinions publiques ?

Oui, sans aucun doute. Pas un Etat européen ne serait capable à lui seul de faire payer 13 milliards à Apple. Le Front national lui-même est obligé de reconnaître que, face à des problèmes de cette ampleur et à des acteurs internationaux de cette taille, seule l’Union européenne est en mesure d’agir : tous les élus FN du Parlement européen ont d’ailleurs voté en faveur des recommandations préparées par la commission sur les rescrits fiscaux, que je présidais. Il y a une grande attente des citoyens, à la fois au niveau national et au niveau européen. Le sentiment profond d’injustice vis-à-vis des politiques publiques, et en particulier d’injustice fiscale, est très grand. Si l’Europe peut contribuer à améliorer la situation, cela ne peut être qu’une bonne chose, à tous égards.