Politique migratoire: le tournant de septembre 2015

Deux événements bouleversent la donne du problème migratoire au niveau européen.

Le premier, c’est évidemment la transformation des flux migratoires déjà importants en véritable exode. Le « printemps arabe » avait provoqué l’arrivée de 160 000 réfugiés en Europe. Ce record est largement pulvérisé : nous dépassons les 500 000 depuis le début de l’année. A ce niveau :

– Non seulement l’Agence européenne Frontex, mais tous les Etats sont complètement dépassés, qu’ils soient dans Schengen ou en-dehors. Leurs dirigeants perdent leur sang-froid. Le Hongrois Orban refuse l’aide de l’Union et fait de la gesticulation militaire. Le gouvernement socialiste de Slovaquie déclare qu’il ne prendra que des réfugiés chrétiens, ce qui est une manière de réinventer l’infamante étoile jaune, cette fois contre les musulmans. Complètement désorienté, le gouvernement danois a donné l’ordre de renvoyer vers l’Allemagne les ferries transportant des réfugiés ; puis il a félicité le chef de sa police de lui avoir désobéi en acheminant les intéressés vers la Suède – qui n’en demandait pas tant. Après avoir annoncé son intention d’accueillir tout le monde, sans en mesurer les conséquences pratiques immédiates, l’Allemagne se voit contrainte de rétablir provisoirement des contrôles à  sa frontière avec l’Autriche. C’est une vraie panique.

– L’image de ces migrants a brutalement changé dans les opinions publiques. La médiatisation des tragédies accompagnant l’exode a fait réaliser qu’en l’espèce, ces malheureux ne sont pas des hordes de paresseux attirés par nos régimes d’assistanat mais des jeunes en quête éperdue d’un avenir, et des soutiens de famille, affamés de travail, qui veulent sauver leurs enfants et les nourrir. Illustration spectaculaire : l’accueil bouleversant fait aux réfugiés en gare de Munich par des Bavarois, pourtant traditionnellement très réservés sur toutes les formes d’immigration. Certes, rien n’est plus volatil que le sentiment populaire ! Mais que des foules de citoyens anonymes appliquent ainsi spontanément le droit au secours, au respect et à la dignité humaine est une leçon politique pour tous les dirigeants qui se disent humanistes.

Le second événement est le discours historique d’Angela Merkel. Sa décision d’accepter 800 000 réfugiés a surpris tout le monde, à commencer par son propre parti. Il ne faut pas en sous-estimer la portée.

Certes, sur le moyen terme, elle prend un risque considérable. La Suède, qui se vantait jusqu’il y a peu d’être le pays le plus ouvert aux réfugiés, a soudain découvert que, comme chez nous et partout ailleurs, il y a un seuil de tolérance dans la population autochtone. Mais dans l’immédiat, cette décision spectaculaire a deux mérites immenses. D’une part, pour la première fois depuis le « oui à l’immigration choisie, non à l’immigration subie !» de Nicolas Sarkozy, un grand dirigeant européen en exercice prend, sur l’immigration, une position forte, généreuse, humaine et ferme. Ce faisant, elle se sort et sort sa famille politique – la nôtre – de l’éternelle position défensive face au populisme de droite. Avec Angela Merkel tous les humanistes peuvent maintenant se référer à une orientation claire, aussi éloignée de la xénophobie, avouée ou insidieuse, des uns que de l’angélisme irresponsable des autres. D’autre part, elle ouvre de fait le débat sur l’immigration économique, que l’Europe a toujours éludé.

Ces deux événements ont d’ores et déjà trois conséquences politiques majeures :

1 – C’est fait : les Etats membres ne peuvent plus différer la mise en place d’un contrôle commun des frontières extérieures digne de ce nom – même la Hongrie demande des « garde-frontières européens » ! –, ni celle d’une politique européenne de l’asile. L’opposition peu glorieuse des pays de Visegrad ne pourra pas résister longtemps à la pression de ses partenaires et, plus encore, à celle des réalités. La plupart des bases juridiques nécessaires au niveau communautaire existent déjà, depuis juin dernier. Mais leur application concrète et harmonisée exigera autant de temps et de négociations douloureuses que ce que l’on a connu avec la « crise de l’euro ». Au-delà de la répartition des réfugiés par pays, il faudra se mettre d’accord sur le partage du fardeau financier ; en outre, chaque pays devra adapter sa législation et son administration internes, depuis la procédure concrète de reconduite des déboutés à la frontière, jusqu’à la limitation des aides sociales accordées aux étrangers en situation irrégulière. Nul doute que le sujet occupera encore de nombreux Conseils européens … et de nombreuses campagnes électorales.

2 – La nécessité d’agir le plus en amont possible, donc sur les causes, au lieu de se contenter de subir les effets, s’impose désormais à tous les responsables. Cela exige une révolution dans la politique extérieure de nos Etats et celle de l’Union : le volet migratoire doit désormais figurer impérativement en haut des priorités de notre diplomatie, comme de notre politique de coopération, envers les pays d’origine et de transit. Immense chantier, dont les premiers coups de pelle n’ont été que très timidement donnés.

3 – La déclaration d’Angela Merkel oblige d’un coup à ouvrir simultanément l’autre volet, celui d’une coordination des politiques migratoires économiques. Car, entendu sur les autres continents, le message de son discours revenait à proclamer que l’Allemagne est désormais un pays d’immigration. L’Allemagne, donc l’Europe, l’expérience montrant amplement que notre sort est lié, dans ou hors Schengen.

La logique voudrait que, pour l’immigration légale, l’Europe se fixe un objectif quantitatif maximum, et mette en place un double système de quotas : quotas à l’égard des pays d’origine et des professions souhaitées, à l’exemple de ce que fait le Canada, et quotas de répartition dans les pays d’accueil, dont les besoins ne sont pas les mêmes. Ce faisant, chaque pays européen ne pourra plus éviter le débat de fond sur son propre avenir démographique, sur son identité nationale, comme sur la solidarité qu’il est en droit d’attendre de tous ceux qui bénéficient de sa citoyenneté ou de son hospitalité. Là encore, on devine que le chemin sera long et couvert d’embûches. Mais les frontières internes sont abolies depuis 1993 : après plus de vingt ans de tergiversations,  « taper à suivre » sur ce ballon-là est un luxe qui nous est interdit.

Sous la contrainte des événements s’ouvre ainsi un nouveau chapitre de l’histoire de l’Europe : l’Europe des peuples. Un sujet infiniment plus délicat que l’Europe monétaire.

Alain LAMASSOURE, le 14 septembre 2015