Retour de Washington

S’immerger périodiquement dans le microcosme où, de la Maison Blanche au Département d’Etat, du Congrès au FMI, des dizaines de think tanks à la Banque mondiale, se décident quelques-unes des orientations majeures pour la conduite du monde reste un exercice incontournable pour tout responsable européen. En cette mi-juillet, j’y ai donc conduit une délégation de la commission des Budgets du Parlement de Strasbourg. J’en retire quelques impressions rapides.

L’économie américaine a retrouvé ce qui fait sa force originale : son infinie créativité. Les économistes insistent sur les effets expansionnistes d’une politique monétaire résolument accommodante et sur la véritable révolution énergétique apportée, en quelques années, par l’exploitation massive du pétrole et du gaz de schiste. Certes. Pourtant, là n’est pas l’essentiel. L’essentiel, c’est cette formidable capacité à inventer sans cesse des technologies, des matériaux, des services, des modes de management nouveaux. Et à attirer les talents du monde entier dans les universités et les laboratoires du pays. Capitale historique de l’automobile, la ville de Detroit fait faillite, mais des start-ups jaillissent partout comme champignons après la pluie. Les Etats-Unis restent ce pays où, partis de rien, un Bill Gates ou un Steve Jobs peuvent créer en quinze ans les deux capitalisations boursières les plus élevées du monde à partir de services dont personne, avant eux, n’imaginait même l’existence.

En revanche, la politique américaine est en panne. Jamais elle n’a connu une telle impuissance, interne et externe.

A l’extérieur, l’extrême prudence de Barack Obama dilue les priorités et brouille les messages : basculement historique de l’Atlantique vers le Pacifique, ou nouvelle politique active au Moyen-Orient et en Afrique ? Soutien aux combattants de la liberté dans le monde arabe en fusion, ou priorité à la lutte contre toutes les formes de fanatisme islamiste ? Recherche d’un partenariat mondial avec la Chine ou nouvelle dimension donnée au partenariat transatlantique ? A quoi peut maintenant servir l’OTAN : quel ennemi potentiel duquel de ses membres sert-elle à dissuader de faire quoi, et qu’attend-elle de ses membres pour y contribuer ? Autant d’interlocuteurs, autant de réponses. Toutes confuses.

A l’intérieur, c’est pire. L’opposition frontale des branches extrémistes des deux grands partis empêche toute décision : seule réforme tangible du premier mandat de Barack Obama, l’extension du système de santé (« Obamacare ») est remise en cause dans tous ses textes d’application, tandis que, de l’immigration à la loi agricole, du budget annuel aux nominations des nouveaux dirigeants des agences fédérales, tous les projets du second mandat sont encalminés entre les deux chambres du Congrès. Régime dit présidentiel, la Constitution américaine donne la réalité du pouvoir au Parlement : même le projet de budget du Président est mis directement à la corbeille par la commission compétente de la Chambre, qui travaille sur son propre projet et qui, aujourd’hui, ne parvient plus à trouver le moindre accord.

Cette paralysie reflète un désarroi profond de la société américaine sur son identité, sur ses valeurs et sur sa relation avec l’Etat. Tout en restant convaincue de la supériorité morale de ses principes et de ses institutions, l’Amérique s’interroge aussi, en profondeur, sur sa capacité à maintenir sa domination mondiale relative face à un nombre croissant de puissances émergentes, dont les références et les valeurs sont fondamentalement différentes. En quelques années, la faillite soudaine des grandes banques de Wall Street au sommet de leur puissance et les deux humiliations politico-militaires subies en Irak et en Afghanistan ont ébranlé bien des certitudes.

Dans ce contexte, l’Europe a une carte à jouer face au grand allié en proie au doute. Certes, sa performance économique actuelle n’est pas brillante. Mais elle a su sortir des pires tempêtes monétaires et financières en prenant des décisions courageuses qui sont aujourd’hui hors d’atteinte à Washington. Ses déficits budgétaires se sont réduits de moitié depuis 2008. La zone euro dégage un excédent commercial de plus de 200 milliards de dollars, à peine inférieur à celui de la Chine, alors que les Etats-Unis traînent un déficit humiliant de 420 milliards. Le lancement d’un projet de traité transatlantique – le premier du genre – vient à point nommé pour les deux partenaires : au-delà du développement de nos échanges de biens et de services, profitons-en pour nous mettre d’accord ensemble sur les standards techniques, sanitaires, environnementaux, les grandes règles de la concurrence et des marchés publics qui assureront des conditions de concurrence égales à nos acteurs économiques. Si ces règles sont agréées par des puissances qui représentent encore la moitié du PIB mondial, nous serons en position de force pour les imposer au reste du monde. Mettons à profit les quelques années qui nous restent pendant lesquelles les pays occidentaux dominent encore les principales institutions internationales, non pour prolonger cette domination, mais pour s’assurer que, dans un rapport de force irrémédiablement changé, les règles du jeu resteront équitables et conformes aux valeurs universelles dont nous nous sommes faits les champions.

                                                                                         Alain LAMASSOURE, le 25 juillet 2013