L’Europe et ses citoyens : tout reste à faire

Par temps calme, les « Eurobaromètres », ces sondages commandés périodiquement par la Commission européenne à l’échelle de toute l’Union, n’offrent qu’une image sans grande saveur de l’état des opinions sur le Vieux Continent. Mais, passé à l’eau forte de trois ans de crise, le paysage révélé par le sondage géant de décembre est d’une richesse exceptionnelle. Au moment où l’Union s’éloigne du Charybde de la dette vers le Scylla de la récession, et dix-huit mois avant les élections européennes, tous les dirigeants nationaux et communautaires ont matière à en tirer des enseignements politiques de première grandeur.
Stupéfaction : vitupérée dans les rues, sanctionnée dans les urnes, contestée dans les sondages de popularité des gouvernants, la cure d’austérité rendue nécessaire par trop d’années de facilité est massivement approuvée dans le secret d’un sondage déconnecté du cadre politique national. 90% des personnes interrogées jugent nécessaires des réformes majeures, 80% placent la réduction des déficits publics et de la dette au premier rang des priorités, une large majorité estiment que les efforts actuels faits dans leur propre pays sont insuffisants : c’est le cas de deux Français sur trois ! Pour trois Européens sur quatre « le pire reste à venir » : partout, sauf en Autriche et en Estonie, où les opinions s’équilibrent, les Européens s’attendent à de la sueur et des larmes. Ils y sont prêts. Il aura fallu, hélas, la pédagogie de la crise, mais les citoyens ont maintenant compris. Malheur aux dirigeants restés trop pusillanimes : la réforme, la vraie, c’est maintenant ou jamais !
La même pédagogie a fait prendre conscience du caractère désormais irremplaçable du cadre européen. Une nette majorité d’Européens considèrent que l’Union va dans la bonne direction pour sortir de la crise : elle est massive en Allemagne, très forte en France, et même dans les pays scandinaves, pourtant guère prompts à l’europhilie. Neuf citoyens européens sur dix souhaitent que les pays de l’Union coordonnent mieux leurs politiques économiques : même au Royaume-Uni, la proportion atteint 85%. Et l’on retrouve une proportion aussi massive pour juger que l’Union sortira plus forte de cette épreuve qui a failli l’emporter.
La cause européenne serait-elle donc gagnée ? Hélas, nous en sommes encore très loin ! Interrogés sur l’Union européenne elle-même, les Européens confirment que l’attachement viscéral que portait encore la génération précédente à la construction européenne a disparu : même dans les pays fondateurs, la paix n’est plus spontanément citée comme sa première réussite, tandis que, de l’Espagne à la Pologne, les adhérents plus récents ont vite oublié le rôle irremplaçable qu’a joué l’intégration européenne dans la réussite de la transition démocratique. A son actif, on retient seulement que l’Union est un grand espace de liberté, et notamment de liberté de circulation et de travail ; et qu’elle est un marqueur de « modernité ». De son passif, on a quand même retiré la grande crainte initiale d’un rouleau compresseur uniformisateur des cultures et broyeur des souverainetés nationales. Mais d’esprit commun européen, point ! Au contraire : le traitement de la crise à coups de « Sommets de la dernière chance » a remis devant les yeux des 500 millions de spectateurs les lunettes 3D nationales pour juger du film européen. Du coup, les peuples ont plutôt le sentiment que la crise les a éloignés les uns des autres. Autrement dit, l’appartenance à l’Union paraît plus inévitable que jamais, mais elle est largement vécue comme une contrainte pénible, bien plus que comme une raison d’espérer. Le tout, dans un espace commun où la liberté se développe au détriment de la solidarité.
Mais il y a plus grave. Non seulement la connaissance des institutions européennes n’a pas progressé, mais elle semble même être en recul. Y compris dans les pays fondateurs. Depuis 1979, les Français ont eu à voter à sept reprises pour choisir leurs représentants au Parlement de Strasbourg, et pourtant six sur dix ignorent encore que les députés européens sont élus au suffrage universel ! Et un Français sur quatre ne connaît pas l’existence du Conseil : pour l’opinion, les réunions des Sommets européens sont bien … ce qu’elles sont, c’est-à-dire un rassemblement de dirigeants nationaux qui parlent abusivement au nom de l’Europe. Rien d’étonnant alors si le premier reproche contre « l’Europe » qui vient spontanément à la bouche des personnes interrogées est d’être excessivement coûteuse : c’est l’antienne rabâchée, hélas avec succès, par des dirigeants nationaux qui ont fait exploser sans vergogne leurs propres finances publiques au-dessus de 50% du PIB (57% en France), alors même que le budget communautaire tombait en-dessous de la toute petite barre de 1%… « Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose ! » conseillait Talleyrand, le prince des cyniques.
Depuis trois ans, les dirigeants européens ont eu le mérite de maîtriser l’incendie des dettes souveraines, et de commencer à achever l’Union économique et monétaire décidée à Maastricht il y a vingt ans. Bravo. Mais le mode de décision opaque, chaotique, conflictuel, peu efficace, et guère démocratique de cette forme de despotisme éclairé collectif atteint désormais ses limites. Et l’état d’information et d’humeur des opinions publiques vient le confirmer : sur l’Europe politique, tout est à réinventer. Obsédés par la seule conquête du panthéon de l’Elysée, les partis politiques français auront-ils l’audace de faire de l’élection européenne de 2014 un vrai rendez-vous européen ?

Alain LAMASSOURE, le 21 décembre 2012