« Une idée neuve ? un budget européen pour l’Europe »

« Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? » Voilà deux ans que la devise des Shadocks inspire nos dirigeants réunis à Bruxelles. La crise ne permet plus d’en douter : le système de solidarité au sein de l’Union n’est pas au niveau de la communauté d’intérêts, désormais irréversible, atteinte par les 27 pays qui la composent. Pour combler cette lacune, plus de deux ans ont été consacrés à imaginer une formidable machine à gaz. Hélas, à l’expérience, il s’agit d’un gaz pauvre. Ses émanations sont même polluantes : elles diffusent un mauvais vent d’égoïsmes et de ressentiments nationalistes, que l’on croyait à jamais révolus sur notre continent. Il y a eu d’abord un fonds créé à 27 pays, puis un fonds créé à 17, puis un pacte budgétaire signé par 25, mais qui entrera en vigueur après ratification du douzième ; il y a quatre superviseurs financiers communautaires, qui supervisent les 77 superviseurs nationaux, et que l’on cherche maintenant à renforcer par un super-superviseur européen, qui aurait, lui, un pouvoir direct sur les banques, au moins dans ceux des pays qui l’accepteraient. Vous suivez ? Non, mais, rassurez-vous, les marchés non plus …

Si le compliqué ne marche pas, pourquoi ne pas faire simple ? Dans une famille, dans une collectivité, dans un pays, la solidarité se prouve, et même se mesure de manière précise : par un budget commun. Et si on dotait l’Europe d’un budget propre ? Tous les Européens riches, y compris parmi les Grecs, pourraient apporter leur aide aux Européens pauvres, y compris parmi les Allemands. Ils pourraient financer les investissements d’avenir à la seule échelle pertinente pour être efficace : au niveau du continent. Et ce serait le meilleur moyen de garantir, par une ressource authentiquement européenne, les prêts accordés en soutien des uns ou des autres. Les règles, les limites, les sources de financement de ce budget seraient fixées une fois pour toutes par le traité. A partir de là, le budget annuel serait adopté par accord entre les 27 ministres des Finances et le Parlement européen élus par les citoyens-contribuables.

Utopie fédéraliste ? Eh bien non ! Un tel budget existe. Mais les grands dirigeants du Conseil européen s’en sont désintéressés depuis bien longtemps : exactement vingt-huit ans ! En 1984, lors d’un Conseil européen particulièrement orageux, mais finalement productif, François Mitterrand, Helmut Kohl et Margaret Thatcher ont eu le mérite de débattre et de décider sur le rôle, le financement, et le plafond du montant du budget communautaire. Puis leurs successeurs ont abandonné peu à peu le sujet à leurs ministres des Finances, en se contentant de se répartir entre eux la manne communautaire une fois tous les sept ans. Accaparés par les réglages de l’union monétaire, les ministres des Finances ont eux-mêmes pris l’habitude de se délester de cette patate chaude sur les ministres du Budget. Malheureusement, autant les grands argentiers sont au cœur de la vie européenne, autant leurs collègues ou adjoints chargés du Budget en ignorent quasiment tout : invités deux fois par an à Bruxelles, la plupart se contentent de se faire représenter par le diplomate en charge. Dans le cas français, quel que soit le gouvernement, le ministre reste à Paris, sauf quand c’est à son tour de présider la réunion communautaire, ce qui se produit désormais une fois … tous les quatorze ans.

La conséquence pratique est calamiteuse : du côté des gouvernements, ce sont les fonctionnaires, et non plus les politiques, qui décident du budget européen. Ainsi, le budget le plus important pour l’avenir de l’Europe est laissé au jugement de chefs de bureau. Certes, le Parlement partage théoriquement le pouvoir de décision sur les dépenses annuelles, mais il n’a pas le moindre regard sur les recettes, et le budget annuel est lui-même contraint par un cadre septennal impératif, sur lequel il n’a pas le droit d’amendement.

Après plus de vingt années de cette dérive, l’Union se retrouve avec un budget croupion et inadapté à ses besoins actuels. Scotché à 1% du PIB, son montant reste inférieur d’un quart au plafond que même Margaret Thatcher acceptait il y a vingt-cinq ans : il ne dépasse pas le quarantième du total des budgets nationaux. 80% de ses dépenses sont consacrées à l’agriculture et à la cohésion régionale ; certes, ces politiques sont importantes, et la France en a largement bénéficié, mais, une fois tenu compte des exigences incompressibles de l’aide au développement, il reste moins de 10% des moyens totaux pour la recherche et les investissements de compétitivité sur les technologies, les réseaux, et les énergies d’avenir : moins de 1 pour mille du PIB. Enfin, en violation pure et simple des traités, le principe fondamental du financement par des ressources propres a été peu à peu abandonné par les chefs de bureau, dans l’indifférence de leur hiérarchie politique. Si bien que l’Europe d’aujourd’hui se retrouve financée par des cotisations des budgets nationaux, calculées au prorata des richesses nationales, mais selon une martingale si complexe qu’aucun gouvernant ni aucun élu ne peut en fournir l’explication au près de ses compatriotes. Système opaque, totalement anti-démocratique, qui transforme tout débat sur le financement des politiques communes en une pénible surenchère d’égoïsmes nationaux.

Et pourtant, bonne nouvelle ! Par un hasard du calendrier,  heureuse coïncidence, c’est maintenant, au prochain Conseil européen, en pleine crise de la dette, que doit s’ouvrir la négociation destinée à fixer le cadre budgétaire européen pour les sept prochaines années. Sous la pression du Parlement, la Commission a proposé de nouvelles priorités et de nouvelles ressources propres, à commencer par la fameuse taxe sur les transactions financières. En panne d’idées pour retrouver la croissance, en mal de ressources pour la financer, au désespoir de convaincre les marchés de la réalité de leur solidarité, à court d’imagination pour les nouvelles extensions de l’usine à gaz, les chefs d’Etat et de gouvernement ont devant eux une opportunité historique : aidés par le Parlement, reprendre le pouvoir à leurs propres bureaucraties pour réinventer ensemble le budget européen.

                                                                                               Alain LAMASSOURE, le 26 juin 2012